Centre commercial
Architecture du XXe dans l’Yonne
Hypermarché GEM – Actuellement supermarché Carrefour.
Quatre ans après l’achèvement de l’église Sainte-Bernadette à Nevers (voir p. ), le centre commercial de Sens s’ouvre au public. Claude Parent, qui travaille alors pour un commanditaire réceptif à la qualité de ses surfaces de vente, va pouvoir appliquer sa conception de l’oblique à des bâtiments d’une conception nouvelle. Ce type de programme en est en effet à ses balbutiements : après les premiers supermarchés construits dans les années 1950, de nouveaux complexes plus vastes et proposant une offre commerciale variée apparaissent en France. Avec les centres de Reims et d’Epernay, Sens appartient à une série d’édifices unique : les pans inclinés et les masses de béton brutales intriguent et déroutent ; les formes presque menaçantes semblent paradoxalement constituer une critique implicite des excès prévisibles de la société de consommation. Terrain de recherche de l’architecte sur l’expérience sensitive de l’architecture, le centre commercial de Sens, encore relativement préservé, est une construction en sursis. Manifestation d’une approche qualitative et esthétique de l’architecture des grandes surfaces, il s’oppose au fonctionnalisme populiste bardé de références pompeuses pratiqué jusqu’à aujourd’hui.
La construction des supermarchés puis hypermarchés à la fin des années 1950 et au cours des années 1960 fait l’objet d’échanges et de débats. Pour les industriels de la distribution, les interrogations portent notamment sur la transposition du modèle américain. Le centre commercial, qui concentre de nombreux commerces, doit posséder un grand parking, ainsi que des accès aisés pour le consommateur et les livraisons ; son succès et sa longévité dépendent avant tout de l’adhésion du client. Mais celle-ci est suscitée davantage par les prix et la disposition des produits que par une enveloppe originale. La question de l’apparence n’est pas écartée, mais reste dominée par un souci d’économie. Des séminaires et voyages d’étude – comme ceux organisés par les Méthodes Modernes Marchandes (MMM) – aboutissent à une conception purement fonctionnaliste. On ne met pas au point des modèles, mais un schéma rationnel pouvant être reproduit de manière flexible. L’hypermarché s’affirme comme un pur produit industriel, construit avec des éléments préfabriqués et standardisés disponibles sur le marché. Conçu comme l’espace d’une usine, il constitue une architecture temporaire, dévouée à la circulation automobile : l’image qu’il reflète est celle d’un lieu accessible et moderne, comme les stations-service qui inspirent sa signalisation.
Carrefour construit le premier hypermarché à Sainte-Geneviève-des-Bois en 1963. Une couronne de centres commerciaux apparaît autour de Paris, notamment dans les villes nouvelles. Leur succès immédiat engendra rapidement leur multiplication et une concurrence de plus en plus acharnée. C’est dans ce contexte que l’hypermarché GEM de Reims-Tinqueux est achevé en 1969. Construit en 9 mois sur un site de 11 hectares, il possède la plupart des attributs de celui de Sens : un caractère monumental et une apparence brutaliste induisant l’idée d’un refuge, d’un lieu protecteur pour le client dans un environnement perçu comme hostile. Deux ailes perpendiculaires forment deux masses convergentes qui indiquent clairement les accès. En avant et sur la gauche du magasin, les boutiques constituent une part intégrante du programme, mais sont traitées de façon distincte. Les coffrages obliques impriment un dynamisme incisif, et les volumes sculpturaux des masses sont mis en déséquilibre par des porte-à-faux. A l’époque où le hangar à marchandises est déjà devenu la norme, le projet surprend par son audace. Les liens privilégiés entretenus par Claude Parent avec les Goulet (de la succursale alimentaire Goulet-Turpin) l’avaient déjà amené à construire pour eux l’une des premières «superettes» à Nanterre en 1957. De forme rectangulaire, celle-ci est marquée par la transparence et la mise en valeur de sa légère charpente métallique apparente. La relation de confiance entre les maîtres d’ouvrage et l’architecte ne doit pas être perçue comme une forme indirecte de mécénat : Parent a fait le voyage des Etats-Unis pour alimenter sa réflexion, et s’attache à concevoir des espaces en accord avec le mode de consommation que ses bâtiments impliquent (l’étude des cheminements, de l’éclairage, des repères de circulation est par exemple très poussée). De leur côté, les commanditaires – en particulier le fils Jean Goulet – misent sur l’originalité de l’enveloppe pour faire vendre.
L’opération Sens-Maillot, d’une ampleur inférieure, s’inspire donc directement de l’expérience de Reims. Mais des différences notables existent : les boutiques forment une véritable galerie marchande cette fois intégrée à l’intérieur d’un bâtiment plus compact; situées sous les rampes, elles ont la forme d’alvéoles. Les rampes atteignant plus d’une centaine de mètres de long sont constituées par 3 pentes à 8 %, décalées les unes par rapport aux autres en plan et en niveau; une d’entre elles traversait le bar sur deux étages pour déboucher sur une terrasse. Cette disposition procure une vision superposée qui alimente la promenade architecturale, laquelle vise également à favoriser l’achat. A l’origine, les boutiques formaient l’appel du centre, le point d’entrée et de passage. Dans cette architecture puissante, qui domine et discipline ses usagers, tout reste visible et lisible. Cette qualité, qui fait tant défaut aujourd’hui aux zones commerciales, est perceptible dans la manière dont le logo est apposé sur un édifice à l’époque dépourvu de signalisations voyantes. Comme face à l’église Sainte-Bernadette, on perçoit le bâtiment comme une forteresse abrupte, tapie et aveugle. L’image du bunker est encore présente, même si les masses s’affirment moins par leur présence immobile que par le mouvement de leurs volumes inclinés. Le bâtiment semble émerger du sol bitumé. Son aspect ramassé et son opacité obligent le client à un effort psychologique pour y pénétrer.
La matérialisation de la théorie de l’oblique dans les rampes de circulation ne facilita pas le confort des usagers en raison du degré de la pente, un peu trop prononcé pour les caddies. Aujourd’hui, personne n’emprunte plus les plans inclinés, Carrefour ayant ouvert une autre entrée qui a entraîné la désertification de la galerie aujourd’hui rendue obscure par l’affichage. L’enseigne a racheté les boutiques, et limité au minimum ses investissements dans l’entretien. Le béton brut a reçu une peinture blanche et rose qui estompe complètement l’effet des masses et banalise le bâtiment dans son environnement, un comble alors que l’hypermarché implanté en sortie de ville et en dehors de toute zone commerciale aurait tout à gagner de son pouvoir d’appel originel. Encore faut-il s’estimer heureux que cet exemplaire ait survécu jusqu’à aujourd’hui. On ne peut en dire autant du centre commercial d’Epernay, construit un an plus tard (en 1971) et aujourd’hui démoli. A Reims, une extension et un camouflage de l’imposant complexe de 1969 préfigurent peut-être le sort futur du bâtiment, attestant là encore d’un manque flagrant de considération. En attendant, sinon une destruction, sans doute une extension ou une restructuration globale, Sens-Maillot continue de susciter la polémique, comme Claude Parent s’est d’ailleurs régulièrement appliqué à le faire par ses discours et ses réalisations. La valeur patrimoniale de l’édifice est connue, et explique sans doute la prudence de l’actuel propriétaire tout comme la transformation du devenir de la construction en enjeu politique : son rachat et sa reconversion (patinoire, discothèque, résidences d’artistes…) ont en effet déjà été envisagés, pour le moment sans résultat. Pourtant, un autre supermarché construit par le même architecte à Ris-Orangis en 1969 (alors pour l’enseigne Suma) propose un exemple encourageant: dans un contexte certes différent, sa restauration s’est assortie d’une fréquentation régulière.
La rudesse de ces réalisations en béton les affilie au brutalisme, cette tendance architecturale qui affirme avec franchise et sans dissimulation la véracité des matériaux utilisés. Presque quarante ans après, nos entrées de villes indéfinies, saturées d’images et de hangars industriels, nous interrogent sur la brutalité de leur implantation et l’insignifiance de leurs formes. Le travail de Claude Parent, à ce moment clé de l’histoire des grandes surfaces commerciales, semblait annoncer l’espoir d’une certaine prise en charge par l’architecture de ce phénomène de consommation collective. Le résultat nous en dit long sur le ratage formidable que cette opportunité aurait pu nous épargner.
Extrait du Guide d’architecture en Bourgogne 1893-2007 – Éditions Picard-2008
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